TEMOIGNAGE. Dans le milieu professionnel, les risques psychosociaux comme le « burn-out » et le « bore-out » nous sont désormais familiers, mais le « brown-out » n’est pas encore connu de tous. Pourtant, ce syndrome gagne de plus en plus de travailleurs, notamment dans le monde de l’entreprise. Mais qu’est-ce qui le différencie de ses cousins ? Alors que le burn-out se manifeste par un épuisement dû à une charge de travail trop importante, et le bore-out à l’inverse, dû à une sous-charge de travail, le brown-out lui, traduit un sentiment de perte de sens dans son travail. Nous nous sommes entretenus avec l’ex-Directrice générale déléguée de l’une de nos entreprises adhérentes, qui a vécu ce phénomène et a partagé avec nous son expérience.
Avant cela, qu’est-ce que le brown-out ? C’est un Français, le Docteur François Baumann, qui a été le premier à parler de cette pathologie dans son ouvrage Brown-out, quand le travail n’a plus de sens. Le terme vient de l’expression anglaise qui signifie « chute de tension. » François Baumann définit ce syndrome comme « une baisse de tension et d’attention au travail, une prise de conscience brutale de l’absurdité de son métier qui paralyse. »
Nous avons interrogé Anne, qui a accepté de partager son expérience du brown-out avec nous. Elle n’avait pas entendu parler de ce terme mais dès que nous lui avons expliqué, elle s’est immédiatement identifiée à ce phénomène, mais seulement parce qu’elle avait eu le temps de prendre du recul sur la situation : « Au départ, je n’aurais pas mis le mot brown-out sur ce que je vivais, je suppose qu’il y a toujours une phase de déni. Mais plus le temps passait et plus je constatais que j’avais de moins en moins de temps pour moi puisque j’étais très investie dans l’ensemble de mes missions, dans la volonté de trouver des solutions et d’accompagner les femmes et les hommes de l’entreprise. Je me suis aussi aperçue que les attentes des uns et des autres avaient bougé par rapport aux miennes. Depuis 2018, j’ai compris qu’il y avait une inadéquation entre ma valeur du travail et le virage que l’entreprise prenait à ce moment-là. » Après avoir évolué pendant 22 ans dans le milieu de l’entreprise dans des postes à responsabilités, elle a en effet décidé de quitter son dernier poste de directrice déléguée générale d’une PME en décembre dernier.
« Je me suis aussi aperçue que les attentes des uns et des autres avaient bougé par rapport aux miennes. »
Le syndrome du brown-out est plus difficile à repérer que celui du burn-out, puisqu’il met souvent plus de temps à apparaitre et ne se manifeste pas de la même manière en fonction des personnalités. Certains vont se désengager totalement de l’entreprise, d’autres, à l’inverse, vont se plonger encore plus dans le travail pour oublier cette perte de sens. C’est le cas d’Anne : « Je me suis d’abord beaucoup adaptée, parce que la première des choses c’est de montrer l’exemple et de s’adapter en toute circonstance. Et s’adapter à un système qui ne nous convient plus ou ne plus partager les mêmes valeurs ou le même sens du travail, ça nous fait dépenser beaucoup d’énergie. Ce qui n’est pas toujours la meilleure des solutions, parce qu’au bout d’un moment on est écœuré et exténué de cette situation. »
Très investie dans son rôle de manager, Anne adhère à un groupe de managers de la région lilloise depuis 6 ans, Germe (Groupe d’Entrainement et de Réflexion au Management des Entreprises), afin de continuer à progresser et rester ouverte aux nouvelles pratiques managériales, et surtout d’être en phase avec les attentes des nouvelles générations. Ainsi, c’est cette dissonance entre sa propre conception du management et celle que la direction l’invitait mettre en place qui a l’a alarmée et l’a poussée à partir : « Je pensais plutôt que j’allais avoir envie de changer de travail à partir de 50 ans, mais tout s’est accéléré, car il y a de plus en plus une confrontation entre différents types de management et les attentes qu’ont les nouvelles générations du management. Les jeunes qui ont 20-25 ans n’ont pas la même vision du temps de travail et de la frontière entre la vie professionnelle et la vie personnelle. De mon côté, je partageais beaucoup de choses avec eux puisque j’étais plutôt une adepte de faire rentrer des contrats en alternance ou des jeunes en entreprise, tout comme on a pu me donner ma chance au début. Et en même temps, faisant partie de la direction, je devais aussi partager des valeurs qui n’étaient pour moi pas toujours en adéquation avec celles des jeunes. Ça ne me convenait plus d’avoir un si grand décalage.
J’avais l’envie de faire bouger les choses, de montrer qu’une femme peut aussi apporter énormément dans l’équilibre d’une entreprise et notamment à la gouvernance de l’entreprise : c’est-à-dire des choix stratégiques, de la vision de l’entreprise et de la conduite des Hommes. »
Ainsi, à la question qu’aurait pu faire l’entreprise pour qu’elle n’ait plus envie de partir, Anne nous répond qu’elle aurait souhaité que l’on lui confie « la gestion de cette qualité managériale pour s’assurer que chacun trouve sa place et donner une autre dynamique à l’entreprise, c’est-à-dire accepter, entre autres, de s’assurer que tous les Hommes et Femmes soient encore à bord du navire les années à venir pour assurer la rentabilité de l’entreprise plutôt que l’inverse. » A la recherche de sens dans son travail, elle souhaitait que chacun de ses employés en trouve également.
La crise sanitaire, catalyseur de ce phénomène de brown-out
Mais la crise sanitaire n’a pas aidé à aller dans cette direction et a même joué un rôle d’accélérateur à son départ : « Humainement ça a été la catastrophe : j’avais la gestion de 60 personnes au quotidien et de leur chômage partiel, leurs congés payés et leurs arrêts de travail. On m’a demandée de mettre les gens dans des cases. Et là je me suis rendu compte que les personnes sur lesquelles je pensais pouvoir compter ne m’ont pas apporté de soutien, et celles auxquelles je n’aurais pas pensé ont été hyper solidaires. Ça a été pour moi révélateur du fait que je n’ai peut-être pas regardé les gens comme j’aurais dû, c’est-à-dire avec beaucoup d’objectivité, sans faire de suppositions (cf les Accords Toltèques), en les regardant tels qu’ils sont. Je me suis remise en question sur ma posture managériale et sur mon regard sur les Hommes et là je me suis aperçue de cette inadéquation. »
Anne a eu la chance de pouvoir en parler facilement avec sa direction et de trouver une solution pour quitter la structure sans se mettre en péril pour la suite : « On était deux à s’être rendu compte que ça ne matchait plus. Je me dis que pour ceux qui n’ont pas cette possibilité, c’est beaucoup plus compliqué et donc c’est peut-être plus long ou peut-être plus douloureux. » Lorsque le dialogue devient plus compliqué avec son management, il ne faut pas hésiter à s’entourer d’autres personnes pour vous accompagner dans votre démarche comme les délégués du personnel et le médecin du travail.
Se faire accompagner, la clé pour s’en sortir
Pour sa part, une fois sa décision prise et la date de son départ posée, Anne a choisi de se faire guider par un tiers, ce qu’elle conseille vivement aux personnes dans la même situation : « J’ai choisi deux coachs différents : le premier pour gérer la qualité de ma sortie et respecter le timing que je m’étais donné. Le second pour l’après, qui me permet de rebondir et qui me suit en ce moment. J’en ai choisi deux différents parce que ma sortie et ma reconstruction n’étaient pas les mêmes sujets. » Elle invite également les personnes qui en ont besoin de ne pas forcément choisir un coach qui leur a été recommandé, mais un coach qui convient à leur personnalité, car chacun est différent. « Quand vous vous rapprochez d’un coach ou d’un thérapeute, la première séance est parfois gratuite puisqu’elle permet de faire un étalonnage entre la personne qui est accompagnée et la personne qui accompagne. Ça permet justement de pouvoir s’assurer que ça va matcher. »
Une fois partie de l’entreprise, elle ne s’est pas immédiatement replongée dans de nouveaux projets afin de prendre le temps « d’accepter le vide pour qu’il se remplisse à nouveau après. » Elle conseille de se fixer un temps de repos et de réflexion, trois mois pour sa part, avant de reprendre la vie active. Après avoir travaillé sans relâche jusqu’au bout, une grande fatigue physique et morale peut se faire ressentir : « A partir du moment où j’ai trouvé une échéance avec mon supérieur, même si tous les matins je me réveillais en ne voyant pas le sens de ce que je faisais, j’avais ce cap et j’ai comblé le vide en travaillant très dur. Après, j’ai eu le contrecoup, je dormais 10-12h par nuit parce que j’étais épuisée. »
« Mieux se connaitre pour bien vivre ensemble. »
Aujourd’hui, Anne s’est mise à son compte et se concentre sur la formation, l’animation de groupes de managers et le conseil. Elle nous explique en quoi elle trouve maintenant plus de sens à son travail : « Ce que je trouve aujourd’hui de reposant c’est que je suis en totale liberté de mon agenda, de mon temps et de ce que j’ai envie de faire. Ce qui me fait extrêmement peur c’est que je n’ai plus de cadre, c’est à moi de le poser. Et en même temps c’est ce qui est aussi intéressant. Ce que j’investis, c’est pour moi et j’investis surtout dans des choses qui me nourrissent et qui ont du sens. »
Ce brown-out qu’on pourrait qualifier de passage à vide est finalement assez différent de ses pairs le bore-out et le burn-out, puisque détecté à temps, il mène vers du positif et vers une meilleure connaissance de soi. Anne résume d’ailleurs son entreprise comme ceci : « Mieux se connaitre pour bien vivre ensemble. »
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